Confrontée à un tournant décisif, la dématérialisation du Document Unique d’Évaluation des Risques Professionnels (DUERP), une réforme ambitieuse initiée par la loi santé au travail de 2021, se trouve actuellement dans une impasse.
Suite à une initiative du ministère du Travail, du plein emploi et de l’insertion, la mise en œuvre de cette mesure, initialement prévue pour le 1er juillet 2023 concernant les entreprises de plus de 150 salariés, a été suspendue en attendant l’état des lieux réalisé par l’Inspection générale des Affaires sociales (IGAS).
Les dangers de la mise en place de la dématérialisation
Le projet de dématérialisation du DUERP visant à centraliser et faciliter l’accès au document, notamment pour les entreprises ayant cessé leurs activités, a suscité des réticences de la part des organisations patronales et des défis techniques complexes se sont manifestés.
Pour rappel, l’objectif de cette mesure visait principalement à améliorer la traçabilité des expositions aux risques professionnels. Elle offrait également la perspective d’une réduction des coûts de gestion, tant pour le stockage que pour la diffusion des données, tout en permettant une mise à jour plus aisée grâce à un accès en temps réel aux informations sur les risques.
Cependant, la récente publication du rapport de IGAS le 6 décembre 2023 met en lumière les risques potentiels que cette initiative pourrait engendrer. Il est sans équivoque : « le bilan-bénéfices/risques du portail numérique […] apparaît en conclusion désastreux et rédhibitoire ».
En effet, le rapport met en garde contre les dangers liés à la divulgation d’informations sensibles telles que les procédés de fabrication et les substances utilisées, soulignant que leur diffusion pourrait nuire au secret des affaires. Plus préoccupant, il souligne les risques pour la défense nationale et la sécurité publique, ou encore « la diffusion de ces informations pour les sociétés opérant dans le secteur de la défense pourrait indirectement compromettre le secret de la défense nationale. »
Plus largement, le rapport alerte sur le risque d’une menace pour la sécurité publique et la sécurité des personnes. Le rapport précise « un DUERP peut, par ses indications, générer une menace… en facilitant la commission d’actes malveillants, voire terroristes ».
DUERP : vers la normalisation ?
Un autre facteur majeur rend le projet de portail numérique peu judicieux. La faisabilité technique dépendrait d’une normalisation des DUERP, une perspective non souhaitée ni par les partenaires sociaux ni par l’État, car Les DUERP devraient être conçus selon une structuration homogène de données aisément exploitables, se prêtant à la gestion la plus automatisée possible, en limitant au minimum l’intervention humaine ».
Or, depuis 2001, l’accent a été mis sur l’adaptation individuelle des DUERP par chaque entreprise, reflétant leur diversité, plutôt que sur une standardisation.
Également, l’IGAS indique des difficultés dans la traçabilité des expositions et des risques, et met en évidence les limites du DUERP, particulièrement dans les TPE et PME.
Bien qu’il fournisse des informations précieuses sur les expositions aux risques par unité de travail, le DUERP montre ses limites lorsqu’il s’agit de descendre au niveau du poste de travail individuel. Comme le dit le rapport, « Il peut être très difficile de faire le lien entre le poste de travail et l’exposition aux risques des personnes qui se succèdent ou sont dans son environnement immédiat. »
Plus encore, l’évaluation a priori des risques, bien que collective, ne présage pas nécessairement de l’efficacité des mesures de prévention. Or, la traçabilité des expositions résulte à la fois des risques potentiels, mais aussi des mesures de prévention, des conditions réelles de travail et des caractéristiques de chaque travailleur.
Il souligne également un autre danger : les entreprises pourraient réagir en modifiant la nature de leurs DUERP. Initialement destinés à la prévention des risques professionnels, les DUERP risquent de se transformer en simples instruments de couverture juridique, en réponse à la possibilité accrue de litiges et de reconnaissances de maladies professionnelles. Cette évolution pourrait entraîner un frein au développement du DUERP, compromettant ainsi son efficacité en matière de prévention.
Face à ces enjeux, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) recommande une approche différente : la décentralisation des DUERP.
DUERP : Vers de nouvelles voies
En conséquence, l’IGAS recommande une gestion interne du DUERP au sein des entreprises, en renforçant l’implication des services de santé et de sécurité. En effet, le rapport envisage deux alternatives pour l’accès des anciens employés au DUERP : soit directement par l’entreprise, soit via le contenu exploité par le service de Prévention et de santé au travail (SPST) qui suivait l’entreprise.
2 scénarios possibles
- Scénario A : Dans ce scénario, les anciens travailleurs accèdent au DUERP directement via l’entreprise, à condition que celle-ci continue ses activités sur le territoire national (soit dans un établissement, soit au moins par son siège social).
- Scénario B : Ici, l’accès pour les anciens travailleurs se fait par l’intermédiaire du Service de Prévention et de Santé au Travail (SPST) de l’entreprise où ils étaient employés. Le Dossier médical en Santé au Travail (DMST) serait enrichi par des informations issues du DUERP avant d’être transmis au demandeur.
Si une entreprise a définitivement cessé ses activités en France, le seul moyen d’accès au DUERP pour les anciens travailleurs serait via le SPST associé à leur dernier lieu de travail.
Conclusion
La dématérialisation du DUERP est un projet ambitieux, avec, certes, des avantages potentiels, mais également des risques importants. En résumé, l’IGAS considère que les coûts élevés de déploiement et d’administration du portail, associés à des risques de sécurité importants et à une valeur ajoutée limitée pour la traçabilité des expositions, rendent le projet globalement peu avantageux et peu recommandable.
Enfin, face à un taux stagnant d’entreprises se conformant à l’obligation du DUERP, inférieur à 50 %, le rapport suggère d’intégrer la mise en place de ces nouvelles obligations dans le rapport annuel sur la santé, la sécurité et les conditions de travail présenté au comité social et économique. De plus, il est préconisé d’accorder à l’inspection du travail le pouvoir d’imposer des sanctions administratives.
Dans l’attente, l’employeur est toujours tenu de conserver les versions successives de ce document et les tenir à disposition de ses salariés ou de tout contrôle. De plus, chaque mise à jour du DUERP doit être transmise au Service de prévention et de santé au travail auquel l’employeur adhère.